Françoise Tenier: Gabby Marchand chante Jean Cuttat : "Les chansons du mal au cœur" et "Les couplets de l'oiseleur". Ce sont les deux nouveaux disques du chanteur fribourgeois.
Rencontre avec un amoureux des mots et de la poésie, dans sa belle ville de Fribourg le 29 janvier 2016 au Café du Gothard.
QUATRIEME (ET DERNIERE) PARTIE
Françoise Tenier: Comment ta carrière d'auteur-compositeur-interprète a-t-elle commencé ?
Gabby Marchand: De nouveau par hasard. À l'école déjà j'aimais vraiment chanter. J'avais un copain, Bernard Bopp, qui jouait du bugle et de la trompette ; plus tard, il m'a accompagné sur certains de mes disques. On allait au cinéma ensemble ; c'est comme ça que j'ai vu Le chanteur de Mexico. Ça m'a beaucoup impressionné. J'avais 10-11 ans.
Bernard est devenu garçon de courses chez un fleuriste et moi chez un pharmacien. Avec le premier argent qu'on a gagné on s'est acheté un tourne-disques qu'on branchait sur la radio avec des fiches banane. Le premier disque que j'ai acheté c'était Tiger Rag par les Cinq Pompiers plus deux. C'était un super 45 tour qui m'avait coûté 7,30 CHF. Bernard, lui, avait acheté pour 5 CHF un disque d'Elvis Presley qui chantait Blue Suede shoes et Tutti frutti. Quand j'ai écouté ça, j'ai dit à Bernard "On échange nos disques. Alors si tu es d'accord, tu me donnes le tien et je t'apporte le mien demain à l'école."
Depuis Elvis est complètement entré dans mon quotidien. Il a transformé ma vie musicale. Après j'ai acheté tous ses disques et j'ai commencé à adapter ses chansons - mais je ne jouais de rien : je mettais le disque et je chantais dessus en français. Toutes ces paroles ont disparu : je n'en ai plus aucune trace. C'est comme ça que j'ai commencé à écrire.
F.T. - Comment as-tu appris la musique ?
G.M. - Un jour ma première vraie bonne amie vient me voir avec une petite guitare de dame style espagnol. Elle me dit : « c'est la vieille guitare de ma grand-mère. Tu devrais apprendre à en jouer parce que tu aimes tellement Elvis Presley". Alors j'ai acheté un tableau d'accords de guitare et travaillé beaucoup. Puis j'ai fait ma première ma première chanson qui avait pour titre Souvenirs lointains.
[le titre figure dans sa version originale et dans une version plus récente dans un album paru en 2004 "L'amour à nos Côtés"]
F.T. - Quelles sont tes thèmes de prédilection ?
G.M. - L'injustice ! C'est quelque chose qui transparaît dans beaucoup de mes chansons. Ce qui m'avait beaucoup marqué au début des années 60 c'est la guerre du Vietnam. À l'époque j'ai écrit Les canons [album "Enregistrement public : Saute le mur, …"]; j'ai écrit aussi sur les objecteurs de conscience, sur les injustices sociales... Je suis plutôt de gauche (même si elle est en voie de disparition) mais je n'appartiens à aucun parti politique. Je suis un citoyen du monde.
F.T. - Quels autres thèmes ?
G.M. - L'amour : je veux dire l'amour au sens large, la tendresse, pas l'amour sexuel au premier degré. Quand j'ai écrit la chanson Je t'aime ("coulera la rivière sous des milliers de ponts...") [album de 1972, "Rencontre (en public, à l'Arsenal)"], c'était pour la femme que je ne connaissais pas encore qui allait devenir la mère de mes enfants. C'était une chanson idéaliste. Je me suis marié, puis j'ai divorcé et je ne me suis jamais remarié.
F.T. - Dans tes chansons il y a aussi des portraits : Basile Maillard, Gontran, Julon...
G.M. - Ce sont des personnages ! Pas de vraies personnes, mais de vraies situations. Moi je viens de la Basse ville de Fribourg, du quartier de l'Auge et j'ai bien connu ça : la majorité des maisons, c'était plus des taudis qu'autre chose, puis des gens sont venus et les ont rachetés pour trois fois rien ; il les ont transformés et ils ont commencé à foutre les habitants dehors. C'est ça, l'histoire de Basile Maillard ! J'ai raconté cette histoire à Émile Gardaz et c'est lui qui l'a mise en paroles parce que je ne voulais pas en faire une chanson de haine.
Plusieurs personnes de la Basse ville se sont reconnues dans Julon ["Rencontre (en public, à I'Arsenal) "]. J'ai un peu embelli la réalité. Moi j'ai vécu une enfance dure mais belle enfin c'était surtout dur pour ma mère qui a été veuve deux fois et à qui on a enlevé ses cinq premiers enfants. Quand mon père est mort, j'avais six ans. Je ne sais pas comment j'aurais grandi avec mon père. Mais je trouve que j'ai bien grandi avec ma mère et qu'elle m'a très bien élevé. Je lui dois énormément : par rapport aux femmes, par rapport à la façon d'être avec les gens.
F.T. - Est-ce que tu as des chansons phares dont tu aimerais qu'elles restent après toi?
G.M. - Je m'en fous ! J'aimerais surtout être reconnu de mon vivant, mais une chanson qui m'a beaucoup marqué c'est Gontran. C'est une de mes premières chansons. Quand je l'ai chantée, j'étais très jeune. Un homme de radio m'a dit : "on n'écrit pas ce genre de chanson quand on a 20 ans !" Encore une chanson qui parle d'une situation réelle avec trois personnages qui ont basculé. Pour le curé j'ai d'abord dit "je suis content pour ça" et plus tard, quand je suis sorti de l'église, j'ai dit "je suis bien content pour toi".
Dans Des journées entières dans les arbres, il y a une chanson sans paroles - juste des "la la la la". Je l'aime beaucoup : ça me fait penser au vent.
Il y a une chanson qu'il m'a été difficile de chanter en studio : De l'amour (testament crié... pour ne pas crever). C'est une chanson où je parle de mort et d'amour. L'amour c'est maintenant que j'en ai besoin. Il m'est même arrivé de me dire : "Aujourd'hui je ne peux pas la pas chanter. C'est trop d'émotion."
Il y aussi des poèmes que j'aime beaucoup.
F.T. - Dans tes cartons, as-tu encore beaucoup de chansons qui n'ont pas été publiées?
G.M. - Oui et qui ne le seront jamais. J'ai un disque qui est moitié - voire presque fini, mais je ne sais pas comment et quand je pourrai le sortir. Il me manque de l'argent pour ça. Mais je pense que ce sera un de mes très bons disques. J'ai aussi de quoi faire un double album sur des acrostiches. J'en ai écrit beaucoup qui sont devenus de belles chansons. Mais avant il faut que je retrouve la santé.
F.T. - On a dit de toi que tu es un poète, un troubadour ou encore un écrivain de belles chansons ? Qu'en penses-tu ? Quelle formule te correspond-elle le mieux ?
G.M. - Je crois que les trois formules sont justes. "Écrivain de belles chansons", c'est toi qui me l'as dit un jour et ça me fait infiniment plaisir, "troubadour" aussi : Jean Cuttat disait ça de moi. Un jour, Bertil Galland a écrit dans le journal " 24 heures" après la parution de La gueule dans les étoiles : "Gabby Marchand, le doux moujik de la Sarine". "Moujik", ça veut dire paysan en russe et je trouve que ça me va bien.